La bouillabaisse à la marocaine
La marmite est en train de bouillir, le cuisinier a rajouté quelques aromates et un peu de sel, a touillé vigoureusement et laissera encore mijoter pendant quatre heures. Ce n'est pas facile de préparer un festin pour trente personnes plus les serviteurs et les membres de la grande famille et les gardes du sot, ce cousin exilé dans une cabane du jardin, qui ne voulait voir personne, mais qui tenait mordicus à se faire servir dans la vaisselle d'argent. Ça va chercher dans les trente six à trente huit ; voire quarante personnes, avec les enfants. Ces enfants turbulents justement qui ne se sont pas limités à jouer dans le P.C du petit de la maison, mais voilà qu'ils se sont emparés de son face-book et se sont amusés à foutre la pagaille avec ses amis .Heureusement qu'il n'est pas là. Ils ont même eu l'audace de venir foutre leurs petits nez dans la marmite pour voir ce qui mijotait sur le four, décidément il n'y a plus qu'à rendre le tablier et quitter ce rôle éreintant de cuistot. De toutes façon, se dit-il un moment après, il est cuisinier et il le reste, c'est sa mission de faire manger son monde et il s'y connaît. Il se passa le revers de la main sur son front en sueur, jeta un coup d'œil furtif sur la lourde gamelle en sept métaux qui bouillonnait sur la fournaise.
-Elle vient cette sauce Lalla îma, je dois la mettre maintenant, sinon le pot-au feu n'aura pas le gout que je lui souhaite .dépêche-toi, je ne voudrais pas qu'on me prenne pour Zina, notre voisine de droite, la dernière fois tout le quartier sentait le brûlé, on dit que les invités de sa tribu en plus des étrangers, ont quitté sa maison en détresse après les premières odeurs de gaz.
-Oui, j'arrive haddou, c'est cette moutarde qui me monte au nez qui m'empêche de voir, j'en ai les larmes aux yeux, voilà j'arrive !
Merci îma, sans toi je ne sais pas ce que j'aurais fait. Tu t'imagines, alors que ma femme est allée rendre visite à une cousine à Fès, voilà que ces convives débarquent chez-moi à six heures tapantes du matin, un dimanche, j'ai dû appeler ta fille en urgence, pour qu'elle m'aide, heureusement que j'étais cuisinier dans l'armée, et je me débrouille assez bien.
-Tu te débrouilles pas mal .tafsout n'aurait pas fait mieux, je connais ma fille, elle est dépassée par le nombre, dés que le tagine dépasse cinq personnes, elle perd le sens de la mesure .C'est tout à fait comme Yamna du bureau-arabe, elle a tellement pimenté l'un de ses dîners qu'un grand nombre de sa tribu, conviés à un festin carabiné, sont encore à l'hôpital, dans des convulsions atroces.
Haddou n'aimait pas beaucoup les critiques que lui adressait îma, celle-ci sous les apparences joviales et désintéressées avait un goût du faste dont il se demandait si c'était la maigre retraite de son époux qui payait les frais, ou bien elle puisait dans sa propre caisse, à son insu. Elle avait même poussé l'outrecuidance jusqu'à harceler la jeune ta3tmant, devant sa propre maison, cette dernière dans la force de l'âge, malgré ses fausses dents aurait pu faire qu'une bouchée de îma, mais elle réservait ses forces pour d'autres occasions plus pénibles.
Dans ce gros ksarcollé sur le flanc de la montagne, personne n'était vraiment riche une fois pour toutes .Il arrivait qu'untel, qu'on croyait sorti de la misère y revenait quelques années plus tard, plus pauvre que Job, alors que deux mois auparavant il était aussi riche que Crésus. La fortune va au gré de la chance, car elle n'est bâti que sur des aléas variables .Haddou, lui ,a une immense fortune héritée de son père Hssaïn, qui avait su mettre de côté bien des bracelets, convertibles en lingots en temps voulu,son métier de bijoutier renommé lui avait permis de faire fortune ,pas toujours de manière légale mais toujours insoupçonnable . Haddou avait bien cette maison qu'il avait héritée aussi ,comme tout le reste d'ailleurs .Mais malgré l'étendue de ses biens ,et comme son défunt père le lui avait conseillé sur son lit de mort, il devait faire sa cuisine tout seul . Il n'avait vraiment confiance qu'en sa femme Tafsout, qui était la seule femme à posséder le privilège de préparer ses repas, et en son absence, il devait mettre lui-même son tablier blanc et mettre sa main à la patte. Sa belle mère le secondait, mais elle lui coûtait trop chère et les membres de la tribu commençaient à se demander le rôle de cette femme dans les affaires de la tribu dont il était l'amghar depuis déjà une décennie.
Il est huit heures trente maintenant sur la petite horloge de la cuisine ,une montre primesautière qui indiquait l'heure que la maison voulait qu'il soit ,c'est pourquoi parfois sa trotteuse galope au simple regard du maître de maison ,alors qu'en d'autres occasions ,quand il faisait sa sieste par exemple ,elle se permettait un petit somme ,mais devait cependant se lever avant lui pour lui indiquer l'heure qu'il voulait . Un bibelot magique qu'avait offert à son père un médecin du Ksar qui a étudié en Chine, a exercé à Tizi n'Imnayen pour quelques années avant de se perdre dans la nature. Bien sûr malgré ses petits caprices l'horloge était rigoureusement exacte, mais sur un fuseau horaire étranger, si bien que tout le monde dans la maison vivait selon ce fuseau horaire, s'habillait, dormait, forniquait, selon un rythme de vie d'ailleurs .La mode dans le village est de s'habiller étranger. Où sont donc ces beaux vêtement d'une blancheur écarlate qui donnaient toute liberté au corps, où sont ces somptueux turbans au jaune ensorceleur qui vous emportait dans des pays lointains, jamais visités et pourtant rêvés ; ces tibizarines aux couleurs chatoyantes qui éveillent par la magie des couleurs subliminales les désirs les plus ardents. Rien de tout cela n'a résisté à la laideur qui étendait son voile noir sur tout ce qui vit dans le ksar. Il le savait lui, en premier lieu, lui l'amghar du village, il le savait par le regard sournois des gens assis dans Tansriyt, le hall du Ksar, ils évitaient son regard, et se mettaient à chuchoter à son passage, mais lui savait ce qu'ils pensaient, et même ce qu'ils avaient mangé avant de sortit se morfondre dans la demi pénombre derrière le grand portail séculaire en tronc de palmier, en attendant la prière du coucher.
Des coups violent frappés contre la porte du jardin avaient rappelé Haddou à sa cuisine, il donna un ordre sec et un serviteur noir s'éclipsa de sa chaise où il aidait à éplucher .Un grain de tomate était sur son nez camus, mais il ne s'en rendait pas compte .Il atteignit la porte, pourtant située à une vingtaine de mètres, avant que sa maîtresse n'eut le temps de lever la lourde main en bronze qui faisait office de heurtoir. Il ouvrit et s'effaça pour laisser le passage à une mince femme rousse, habillée à la dernière mode de chez Darcin, il n'eut pas le temps de souffler le petit nègre que déjà elle le chargeait de sa lourde valise, qui avait pourtant des roulettes, mais elle lui interdisait de la traîner, de peur de les abîmer. Le petit nègre suivait sa maîtresse qui allongeait majestueusement le pas pour répondre le plus vite possible à l'appel de son mari dans sa cuisine .Elle s'engouffra par la porte de service ,laissant loin derrière elle le petit nègre ahaner sous le fardeau de la valise .Dieu sait pourtant qu'il est coustaud malgré son jeune âge ,mais cette fois il ployait vraiment sous le poids .Il en avait pourtant porté des valises ,mais de la lourdeur de celle-ci, jamais . Peut-être était-ce aussi cette maladie dont il se savait atteint et qui lui blanchissait les joues, chose dont il s'était aperçu un matin furtivement devant la glace du salon .Lorsqu'il arriva enfin à la porte de la cuisine, son maître Haddou avait sa mine des beaux-jours, il sifflotait maintenant que Tafsout pouvait le remplacer pour un moment derrière l'évier. L'essentiel étant préparé ,il ne lui restait à elle qu'à veiller à ce que elle ne brûle pas ,le temps que son amghar de mari fasse une tournée dans les champs pour sévir contre les voleurs de dattes qui profitent toujours de l'affairement des gens et ses nombreuses occupations, à lui, pour secouer les spathes des palmiers et faire pleuvoir les succulentes dattes précoces ,qu'ils n'ont ni arrosées ,ni inséminées . C'était ça aussi son métier, veiller à éloigner les fauteurs de trouble et les voleurs, mais comme la plupart des terres lui appartenaient à lui ou à la famille de Tafsout, tout le monde savait qu'il ne faisait dans la majorité des cas que garder ses propres biens. Îma, sa belle mère s'était attribuée le reste, les pauvres n'avaient qu'à travailler pour eux s'ils voulaient vivre dignement, comme le lui rappelait îma, goguenarde, derrière ses lunettes solaires en dépit du mauvais temps ; les autres, ajoutait-elle dans un sifflement vipérin, les têtes dures on les casse à la longue. Il y avait bien quelques teigneux comme haddou les appelait, qui étaient sortis du ksar et s'étaient construits des maisons assez modestes plus au sud de la vallée, mais il n'en avait cure et savait bien qu'un jour ou l'autre ils reviendraient lui baiser la main pour qu'il accepte de les entretenir.
Il passa ainsi environ une heure à vagabonder entre les palmiers et les oliviers ,tantôt il se penchait au dessus des jardins ceints de murs de protection plus ou moins hauts ,pour épier les voleurs qui n'hésitaient pas à voler le fruit du travail des autres sans vergogne .Il retourna à la maison ,satisfait ,referma derrière lui la porte de son propre jardin afin de n'être pas lui-même victime de ces larcins . Il trouva Tafsout en train de préparer la salle à manger, secondée par Îma et deux petites bonnes .Il entra ensuite dans la cuisine, appela son bras droit et lui ordonna d'un ton sec de renforcer la garde à l'entrée du ksar car les rumeurs de troubles entre les tribus de l'est grondait et il ne voulait nullement voir son ksar subir les mêmes conséquences ...
Commentaires