Dans le petit café sur le boulevard...
Dans le petit café, sur le boulevard unique de la ville , une dizaine de personnes se sont retrouvées à écouter le discours royal du 09/03/2011, considéré d'une importance primordiale au vu des révolutions qui ont renversé des mammouths jugés jusque là inextinguibles. Tout le monde écoutait attentivement ce qui allait être dit, et même ceux qui ne comprennent pas la langue arabe classique dans laquelle se fait le discours (se fera-t-il un jour en Tamazight constitutionalisée ?), cassent l'oreille, comme on dit en Tamazight pour ne rien perdre de ces paroles qu'ils jugent cruciales pour leur quotidien enflammé. Les intellectuels, ou ceux qui en tiennent lieu aujourd'hui, mais qui ont l'avantage de comprendre au moins la signification des mots, suivent sans accrocs le discours avec des haussements de tête approbateurs, surtout lorsque le monarque parla de la justice indépendante, et du renforcement des prérogatives du premier ministre. Un quinquagénaire à lunettes ne regardait pas l'écran directement, il était occupé à consigner des notes dans son carnet et se limitait à écouter seulement, peut-être pour mieux se concentrer. Un marchand ambulant ,qui avait vu la théière ,lança un tonitruant " salamo 3alaykoum" ,auquel personne ne répondit, étant tous ,ou feignant d'être complètement absorbés par le royal discours ,et surtout pour montrer leur antipathie devant ce gêneur qui ne faisait que chasser les occasions de boire gratuitement un verre de thé . Voilà, se dit le quinqua à lunettes, voilà le véritable miséromètre du Maroc : des gens sont acculés à imiter l'avion renifleur pour détecter l'odeur du thé au milieu de celle des crottes d'ânes éparpillées sur l'asphalte, et faire preuve de mesquinerie pour en bénéficier de quelques gorgées. Il ne put continuer sa réflexion car un mot venait d'éclater dans son oreille avec un tintement particulier, le mot "amazighia" associée, peut-être pour la première fois au mot "doustour" sans qu'il s'agisse d'une manifestation du M.C.A . Ainsi se dit-il en une fraction de seconde, voilà que l'une des revendications qui lui sont si chères vient d'être entamée. Il pensa sans pouvoir se débarrasser de leurs images, à toutes ces victimes tombées sur le parcours épineux de cette revendication, il pensa tout particulièrement à H.Ouaddoch et Mustapha Ossaya ,qui croupissent encore dans la geôle ,victimes d'un makhzen amazighophobe .A leurs mères respectives qui ne pourront pas s'empêcher de faire le même rapprochement que lui .Il faut que justice soit faite ,et cette décision de réformer la justice apportera ,il l'espérait tant la révision de cette injustice .
Le jeune patron du café minuscule, peu intéressé par le discours et qui ne cherchait qu'à faire fructifier son petit commerce, dont il faisait vivre sa famille de cinq personnes, se remit après les premières phrases à laver ses verres dans l'évier, tout en gardant son oreille de licencié chômeur aux aguets, au grand dam des clients, dérangés par le chuintement de l'eau. Le cafetier dut interrompre sa besogne pour ne pas perdre ses clients de passage pour la plupart, et qui devaient bien sûr prendre une consommation le temps de ce discours que lui, souhaitait s'allonger le plus possible en prévision d'autres clients éventuels.
Un barbu, qui sortait illico de la mosquée après la dernière prière, fronça les sourcils dés le début du discours, il est passé d'autres temps où le nombre de rides au front lui aurait été "conjugué" en autant d'années de prison. Il ne pipa mot mais son inadhésion était visible de prés. Un bouquiniste du coin, qui ne cessait de traire la vache laitière à son niveau, se pencha encore plus, lorsque le monarque se mit à parler des élections transparentes. Il avait déjà eu maille à partir avec la justice, mais il ne se repentait pas. Le même intérêt fut montré par un commerçant qui occupe aussi un poste respectable localement .Il avait l'habitude de gagner à tous les coups, lors des élections depuis qu'il était sorti de la 9 ème et pour lui la politique c'est donner de l'argent pour en gagner, un commerce comme un autre. Et voilà que Sidna, (pensa-t-il), annonçait sans crier gare des élections propres, mais qu'allait-il devenir, lui qui avait bâti tous ses espoirs sur cette périodes électorale pour laquelle il avait tant sacrifié en dirhams sonnants et trébuchants ? Comme il n'avait pas bien compris il voulut demander au quinqua de lui montrer son carnet pour y déchiffrer quelques mots, mais celui-ci le rabroua d'un geste, et continua à consigner quasiment tout le discours sur son calepin."Il n'avait qu'à aller à l'école pensa le quinqua, pendant que moi je me levais avec le coq lui il continuait à sommeiller chaudement, et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu'il était élu pour son fric, et maintenant ça veut que je lui expliquasse " et il continua à écrire.
Un jeune enseignant qui était venu là pour prendre son café s'est laissé prendre dans cette ambiance. Tout le monde se taisait, le poids du moment pesait sur les cœurs et l'on sentait la tension à fleur de peau réveillée par les milliers d'images que renvoyaient les satellites .Lui n'a jamais cru à l'exception marocaine, il se dit qu'il était vrai que les moyens ne seront pas identiques mais que la situation était devenue aussi intolérable que dans tous ces pays limitrophes. Il avait milité pour deux années dans un syndicat ayant pignon sur rue, mais il dut se retirer après qu'il eut constaté comment les "militants" commerçaient avec les cartes d'adhésion et leurs principes avec la même désinvolture et jura depuis de ne jamais croire aucun politicien . Il écouta plus attentivement quand le roi en arriva à parler de l'institution du premier ministre et pensa aux autres monarchies voisines, et se mit à rêver du jour où il verrait son cher pays avec de vraies institutions responsables."Ce sera l'Eden, se dit-il, puis il se ravisa en pensant à toutes ses vraies démocraties qui n'ont plus rien à envier au tiers-monde et ravala sa langue .
Quelques minutes plus tard le discours prit fin .Personne ne voulait ni ne pouvait faire de commentaire .N'est-il pas stipulé quelque part que le discours royal est incommentable ? Ce fut quand-même le cafetier qui brisa le tabou en premier :"Icchh,j'avais cru qu'il allait annoncer la suppression de tous les impôts pour que j'achète on sac de farine à moins cher demain matin !" L'ambulant au salamou 3alaykoum en salve de grosse Bertha, le réitéra, exprès pour enfoncer le clou dans les cœurs de tous ceux qui le détestaient et pour cause .Comme personne ne lui répondit il ajouta : " de toute façons il faut dire que le Maroc donne encore des occases de s'enrichir,faut seulement savoir s'y faire "
"Kabbaha lahou wassa3yak éclata le frère, tu n'as pas honte de faire l'éloge de la corruption et de la concussion. C'est bien toi que désigne le très haut par le verset faisant allusion à ceux qui œuvrent à vulgariser la débauche sur terre, tu seras maudit !" cria –t-il en se levant .Il tira quelques dirhams de la poche de son séroual, les déposa sur la table qui servait de minuscule comptoir et s'en alla en vociférant quelques damnations occultes dans sa barbe .Le quinqua avait rempoché son calepin et s'apprêtait à partir. Les commentaires battaient leur plein ,le jeune intello se demanda comment allait-on encore attendre jusqu'en Juin pour voir les premiers prémisses du changement ,pourquoi ne pas commencer tout de suite par un licenciement du premier ministre qui n'a réussi qu'à se mettre sur le dos plus d'ennemis ,sur le dos ,à moins que cela ne soit justement l'objectif de la nomination de ce vieux cheval de la politique sur le retour à un poste aussi sensible ,si ce n'était pas un élagage des plumes d'un parti qui se gonfle comme un crapaud-buffle pour se donner de l'allure . L'élu local n'avait pas attendu la fin du discours pour s'éclipser ,dés qu'il avait entendu l'annonce d'élections différentes des précédentes ,il se faufila entre les chaises ,quasiment inaperçu ,sauf par le cafetier auquel il fit un geste de l'index en le roulant en avant pour signifier qu'il paierait la prochaine fois . Il avait tant hâte de disparaître, on ne savait jamais, avec tous ses nervis qui voient la liberté partout, depuis peu, il avait peur que quelque illuminé ne décide de couper un morceau de son omoplate à lui pour se dédommager de son chômage et de sa famine chronique. Il faut dire que les voleurs ne seront jamais tranquilles nulle part !Un" 3acha lmalik !" fusa du coin où se tenait le MKDM ,l'oreille du système .Il avait un don mnémonique indépassables ,comme tous ses collègues d'ailleurs ,il avait tout enregistré mentalement jusqu'à la taille du pied du frère barbu qu'il prit soin à protéger des autres pieds ,après qu'il eut remarqué que ledit frérot avait marché sur une poignée de farine qui avait échappé au cafetier par inadvertance . Seul le quinqua avait remarqué la combine et ne manqua pas de la consigner sur son vieux calepin .
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